Agroécologie : vers une autre agriculture
"Une
autre agriculture est possible, et l'avenir passera par l'agroécologie".
Tel est, en substance, le message du groupe GIRAF, cofondé par Pierre Stassart,
chercheur au sein du Département des sciences et gestion de l'environnement de
l'Université de Liège (ULg). Dans un texte récemment publié, ce groupe se
penche sur l'histoire et le futur de l'agroécologie, une discipline émergente
sur la scène mondiale, qui vise à allier agriculture, écologie et équité
sociale.
C'est l'histoire d'une Terre, pressée comme
un citron jour après jour pour en extraire ce qu'elle produit de meilleur.
C'est l'histoire d'un monde où près de 850 millions de personnes – soit plus
d'un huitième de sa population totale – souffrent de la faim. Ironie du sort,
plus de la moitié d'entre elles sont des agriculteurs ou des travailleurs
agricoles. C'est l'histoire d'une société où, sous d'autres cieux réputés plus
développés, le fléau contre lequel il faut lutter n'est plus désormais la
malnutrition, mais bien le... gaspillage alimentaire : 89 millions de tonnes de
denrées saines sont jetées à la poubelle chaque année dans les 27 pays de
l'Union européenne, soit 179 kilos par habitant. Inévitablement, on se dit
qu'il y a quelque chose qui cloche, sur cette Terre. Que d'autres modes de
production devraient pouvoir être mis en place. Qu'une consommation plus
équitable devrait pouvoir émerger. Tel est précisément l'enjeu de
l'agroécologie. Un néologisme que Pierre Stassart, chercheur au sein du
Département des Sciences et gestion de l'environnement de l'ULg, résume en
quelques mots. "L'agroécologie, c'est faire rentrer l'équité sociale
et l'écologie dans l'agriculture". Avec huit autres spécialistes
issus de différents horizons académiques[1], il fait partie du GIRAF, Groupe
Interdisciplinaire de Recherche en Agroécologie du FNRS . Ce groupe, fondé en
2009, vient de publier un texte intitulé L'agroécologie : trajectoire et
potentiel. Pour une transition vers des systèmes alimentaires durables, qui est
en réalité le premier chapitre d'un ouvrage publié en septembre 2012[2].
L'objectif de ce texte est double : analyser, d'une part, ce que cette
discipline émergente recouvre aujourd'hui et définir, d'autre part, une série
de principes qui devraient guider son développement.
Révolution verte
"Ce mouvement est né aux
États-Unis, au début des années 80, raconte Pierre Stassart. Il
s'appuie dès le départ sur une critique du modèle de développement dans les
pays du sud." À cette époque, la « révolution verte » battait
son plein. Les avancées technologiques à l'œuvre depuis le début des années 60
poussaient les pays en développement à chambouler leur agriculture. Nouvelles
variétés de céréales à haut rendement, irrigation, mécanisation, utilisation
d'engrais... C'était à travers la diffusion de ce paquet technologique qu'était
pensé le développement, l'objectif étant d'intensifier la productivité
agricole. C'est contre ce modèle biotechnologique
que l'agroécologie se positionne. C'est-à-dire contre ce
paradigme qui entend résorber la question alimentaire exclusivement par
l'intensification de la production grâce à la technologie, de manière à
répondre à la demande croissante des marchés globaux.
"Les principe de base du modèle agroécologique, c'est
la réorganisation du travail tant au niveau de l'emploi que de la distribution,
tout en transformant les modes de consommation commente le chercheur.
Notamment en tentant de résoudre les problèmes de gaspillage ou en diminuant la
place de la consommation de viande dans le système alimentaire. En Europe, par
exemple, 65% de la production végétale sont destinés à la production animale.
Selon nous, l'hypothèse productiviste ne suffira pas à résoudre les problèmes
de faim dans le monde. Il faut explorer d'autres pistes. Mais attention : nous
ne disqualifions pas ce modèle. Plusieurs peuvent cohabiter."
Un petit poucet
Face à la tendance biotechnologique,
largement dominante à l'heure actuelle, l'agroécologie fait encore figure de
petit poucet. Mais un évènement a récemment accéléré la remise en cause du paradigme
productiviste. En 2007-2008, plusieurs régions du monde sont touchées par une
forte hausse des prix des produits alimentaires de base. Les prix du blé, du
riz, du soja ou encore du maïs atteignent des pics sans précédent. En cause :
des facteurs classiques tels que les mauvaises récoltes dans certaines zones de
production et l'urbanisation croissante des populations pauvres mais également
pour la première fois, la part croissante pris par les agrocarburants et la
spéculation sur les biens alimentaires.
Les pays développés se tournent massivement vers les agrocarburants pour
contrer la hausse des produits pétroliers, réduisant ainsi l'offre de certaines
denrées alimentaires. Si l'on ajoute à cela une touche de crise financière,
savamment entremêlée à toute une série d'autres facteurs, on obtient une série
d'émeutes de la faim dans plusieurs pays en voie de développement : Haïti,
Cameroun, Égypte, Indonésie, Sénégal, Côte d'Ivoire, Mauritanie, Mozambique,
Maroc, Burkina Faso, Philippines, Thaïlande, Bangladesh...
Face à ces évènements, la question d'un autre modèle agricole
– qui intégrerait non seulement les enjeux alimentaires mais aussi
énergétiques, environnementaux et climatiques – ressurgit sur le devant de la
scène politique et médiatique. Petit à petit, l'agroécologie commence à être considérée
comme une alternative crédible. "Bien que minoritaire ce mouvement
trouve de plus en plus d'échos sur les arènes internationales, notamment à
travers le rapporteur spécial pour le droit à l'alimentation des Nations Unies."
L'agréocologie est un concept fédérateur qui revendique son
caractère polysémique. Impossible de la résumer en une seule phrase, ce qui,
d'une certaine manière, rend sa compréhension plus laborieuse. Dans son texte,
le groupe GIRAF précise son propos au travers de l'évolution historique de la
définition de l'agroécologie. Ainsi, trois définitions, l'une prenant en compte
le caractère durable de l'agriculture, l'autre s'intéressant plus largement aux
systèmes agroalimentaires, la troisième soulignant le fait que ce concept ne
relève ni exclusivement de la recherches scientifique, ni de la pratique, ni
des mouvements sociaux, mais résulte bien de l'interaction entre ces trois
dimensions.
L'agroécologie répond par ailleurs à cinq principes
historiques :
- Permettre le recyclage de la biomasse.
- Garantir des conditions favorables pour la
croissance des plantes, en limitant au maximum l'usage d'engrais, de
pétrole ou de pesticides.
- Assurer une gestion microclimatique, c'est-à-dire
en rapport avec le climat d'une région donnée.
- Favoriser la diversité génétique et d'espèces.
- Permettre des synergies biologiques entre
composantes de l'écosystème.
Au fil du temps, d'autres préceptes méthodologiques sont venus
s'y greffer, comme le fait de devoir favoriser la gestion sur le long terme et
plus seulement sur le court terme, ou encore la volonté de considérer la
diversité comme un avantage plutôt que comme un inconvénient qu'il faudrait
gommer à tout prix. Sans oublier certains principes socio-économiques, ajoutés
par le groupe GIRAF : impliquer chercheurs, producteurs, consommateurs et
pouvoirs publics, favoriser la possibilité d'autonomie par rapport aux marchés
globaux et enfin valoriser la diversité des savoirs, tant locaux que
traditionnels.
« La terre
appartient à celles et ceux qui la travaillent »
Via Campesina (la « voie
paysanne » en espagnol), qui fut l'un des premiers mouvements
internationaux à s'inscrire dans la veine agroécologique, illustre bien le concept.
Il puise ses racines dans les années 80, mais s'est officiellement constitué en
1993, lors d'une conférence à… Mons (Belgique), réunissant 46 représentants
issus d'organisations paysannes, de travailleurs agricoles, de petits
producteurs, de peuples indigènes… Ces organisations, venant d'Amérique du Sud,
d'Amérique du Nord, d'Europe, etc. se regroupent autour de l'idée que, malgré
les apparences, Nord et Sud partagent finalement une série d'intérêts communs,
qu'ils doivent défendre ensemble. Via Campesina plaide aujourd'hui pour le
respect des petits et moyens paysans et s'est fixé huit axes de travail :
- l'agriculture paysanne durable,
- la réforme agraire et l'accès à l'eau,
- la souveraineté alimentaire,
- la biodiversité,
- la défense des jeunes paysans,
- la défense des femmes,
- la défense des travailleurs migrants
- et la défense des droits humains.
Dans de multiples endroits du monde, le mouvement organise
régulièrement des conférences, actions de sensibilisation, des campagnes de
soutien… Son slogan : "Stop aux accaparement de terres. La terre
appartient à celles et ceux qui la travaillent."
Mais le futur de l'agroécologie passera également par toute
une série d'initiatives actuellement « en voie de développement ».
Comme l'agroforesterie, ce mode d'exploitation de terres agricoles combinant
des plantations d'arbres dans des cultures ou des pâturages. Une pratique
permettant d'allier production alimentaire, énergétique et biodiversité.
Autre type de système dit « mixte » : la polyculture-élevage
(soit le contraire de la monoculture), qui vise à combiner cultures et élevages
sur un même site pour tirer de leur complémentarité des avantages. La question
des semences entre aussi dans ce débat.
Aujourd'hui, la mise au point, la
production et la diffusion des variétés de semences sont aux mains de firmes
privées. Les fermiers n'ont plus le droit de sélectionner et de diffuser leurs
propres semences. Tout passe désormais par l'industrie
semencière qui imposent ses critères d'homogénéité et de standardisation.
Cette approche a provoqué la disparition de multiples variétés. L'idée est dès
lors d'en revenir à un mode de production plus adapté aux nouveaux défis en
matière de résilience (changement climatique) de biodiversité (goût, etc) et
d'autonomie locale. On pourrait enfin citer la certification participative,
cette tentative de réintégrer les consommateurs et les producteurs dans le
processus de certification de l'alimentation biologique dont ils sont jusqu'à
présent exclus.
"L'avenir passera aussi par la formation, conclut
Pierre Stassart. On constate qu'il existe une forte demande de la part
des étudiants, une volonté de s'investir dans un modèle capable de renouveler
l'agronomie en répondant aux enjeux sociaux et aux défis
planétaires : énergie, biodiversité, changement climatique notamment. Il
faudra aussi participer à faire évoluer les idées dans les arènes
internationales et se poser cette question centrale : comment organiser
face à l'impasse actuelle des systèmes non durables, la transition pour
qu'un autre modèle tel que l'agroécologie devienne réalisable ? Souvent,
changer, implique d'apprendre à apprendre autrement... Ce qui peut impliquer en
quelque sorte de renoncer en la transformant à la manière d'apprendre qui
nous a menés à l'impasse actuelle."
Notes
- Catholic University of Louvain, the Free University
of Brussels, the University of Ghent, the Walloon Agronomy Research
Centre.
- Stassart, P., M., P. Baret, J.-C. Grégoire, T.
Hance, M. Mormont, D. Reheul, D. Stilmant, G. Vanloqueren, and M. Visser.
2012 (forthcoming) Trajectoire et potentiel de l'agroécologie, pour une
transition vers des systèmes alimentaires durables. Pages 25-51 in D.
Vandam, J. Nizet, M. Streith, and M. Stassart, Pierre, editors. Agroécologie,
entre pratiques et sciences sociales. Educagri, Dijon.
Auteur : Université
de Liège